Tempête dans un verre de champagne ou lame de fond ? Les tables étoilées des palaces et autres hôtels de luxe de la capitale seraient-elles les victimes collatérales du Covid ? Plus qu’une interrogation, un fait avéré… Subi pour certains, volontaire pour d’autres.
Par Anne Marie Cattelain Le Dû
Une bombe au début de l’été pétrifia le milieu gastronomique. Après 21 ans de lune de miel, le Plaza Athénée, palace de l’avenue Montaigne, à Paris, se séparait de son chef triplement étoilé. Quelques lignes laconiques annonçaient le divorce, non à l’amiable : « Le partenariat qui unissait le Plaza Athénée et Alain Ducasse ne sera pas renouvelé à son échéance, le 30 juin prochain. » Deuxième bombe, son « successeur », en charge de l’ensemble de l’offre gastronomique, restaurants, bars, room service, banquets, etc. : Jean Imbert. Atypique, 40 ans, starifié à l’image de celles et ceux avec lesquels il s’affiche, il ne compte aucune étoile. En l’appelant, l’intention du Plaza est claire : attirer une clientèle plus jeune, plus fashion, dépoussiérer la maison, même si Ducasse, avec son concept de naturalité, s’inscrivait dans l’air du temps. « Qui rêve encore d’un dîner à 650 € par convive, entouré en majorité de Japonais et d’Américains ? Personne ! » affirme un cadre du Plaza souhaitant rester anonyme. Et les étoiles alors ? « Ce n’est plus à l’ordre du jour », admet notre interlocuteur. Et si Ducasse assure toujours l’offre gastronomique du Meurice rue de Rivoli, palace – comme le Plaza Athénée – de la Dorchester Collection, Amaury Bouhours, jeune chef doublement étoilé, le marque à la culotte, imposant sa cuisine plus légère, ses menus plus actuels, avec une table du chef en cuisine et une politique de prix plus mesurée.
Non loin, place Vendôme, plus de 18 mois après le départ de Nicolas Sale, le Ritz fonctionne sans tête d’affiche gastronomique, préférant valoriser son pâtissier, François Perret, en lui offrant un comptoir de vente sucré-salé chic. Quant à l’Hôtel de Crillon, place de la Concorde, rouvert comme le Ritz en 2017 après une rénovation pharaonique, son étoilé L’Écrin fonctionne au ralenti, tandis que Vincent Billiard, dynamique directeur, multiplie avec succès les lieux de restauration éphémères, en terrasse ou en suite, et vient de conclure un partenariat avec Paul Pairet pour réinventer la brasserie, entre autres. Ce Perpignanais a développé à Shanghai des lieux innovants, depuis son 3 étoiles Ultraviolet jusqu’à sa brasserie Mr & Mrs Bund, « popular modern eatery » (« une cantine populaire ») selon ses mots, et Polux, son bistrot français. « Davantage que les étoiles, nous visons à ce que notre restauration reflète la philosophie du groupe Rosewood qui le gère : “The sense of place”, à savoir l’art de vivre parisien », explique Vincent Billiard.
Et si, à Paris, le Four Seasons George V, La Réserve, Le Bristol, après une très longue interruption, reçoivent de nouveaux des convives dans leurs salles les plus étoilées, c’est avec prudence, mesure, aménagements horaires et environnement revisité. Ainsi, Le Bristol jouit d’un nouveau jardin de 1 200 m2, véritable bouffée d’air pur et de verdure au cœur de la capitale, et met en avant, à côté d’Éric Frechon, 3 étoiles, son nouveau chef pâtissier Pascal Hainigue et ses créations, disponibles, comme le pain pétri sur place, dans la boutique ayant pignon sur le Faubourg Saint-Honoré.
Plusieurs raisons expliquent cette frilosité à relancer les tables étoilées. La plus évidente : l’absence de clients étrangers, entre autres les Américains, qui reviennent au compte-gouttes. « En France, ils représentaient avant mars 2020 80 % des visiteurs, et des visiteurs friands de gastronomie, affamés d’étoiles », rappelle l’office de tourisme de Paris. Seconde raison, plus impactante : la difficulté à recruter du personnel aguerri, compétent. Or qui dit étoiles dit perfection, service sans fausse note. « 130 000 personnes, suite au Covid, ont déserté le secteur de la restauration », précise l’Umih, l’Union des métiers et des industries de l’hôtellerie, et l’hémorragie continue. Pendant cette pause forcée, ses salariés ont pris conscience de leurs conditions de travail, des horaires à rallonge et décalés, des salaires qui patinent et bien souvent du manque de reconnaissance. Forts de ce constat, ils se sont reconvertis pour profiter de la vie, de leur famille, de leurs amis. « J’étais chef de rang depuis quatre ans dans un 2 étoiles à deux heures de Paris, confie Stéphane, 36 ans. Je n’ai quasiment jamais lu une histoire le soir à mon fils de 5 ans. Je ne passais qu’un week-end sur quatre avec ma femme, et aucune fête importante avec mes proches. La non-activité m’a contraint à une véritable introspection. Comme je pouvais bénéficier d’une formation, j’en ai profité. Je me suis reconverti dans l’ébénisterie, ma passion, avec l’intention de m’installer. La restauration, plus jamais. Un enfer ! Sur un effectif de 11 personnes dans son restaurant étoilé, mon ex-patron hôtelier a perdu 8 employés, dont son sommelier à son service depuis 28 ans, et son second, à ses côtés pendant 21 ans. »
Ailleurs en France, la donne diffère
En dehors de Paris, l’afflux conséquent des Français compense le déficit en étrangers. Et la plupart des hôteliers ont « remis le couvert » avec enthousiasme. « Nous sommes repartis bille en tête avec Glenn Viel, mon chef, qui nous a redonné nos 3 étoiles, et ma femme Geneviève, assure Jean-André Charial, chef et propriétaire de Baumanière, Relais & Châteaux, adresse mythique des Baux-de-Provence. Nous affichons complet en permanence et nos clients sont plus que jamais heureux de savourer la cuisine de Glenn. Mais nous nous sommes aussi remis en question, en agrandissant nos jardins, potager, verger, en organisant des événements avec des artisans et artistes, en proposant des accords mets-pain et des cours d’œnologie en visioconférence, en resserrant davantage les liens avec nos hôtes. »