Anna Sacher, Elisabeth Gürtler, Alexandra Winkler… le mythique Hotel Sacher est une affaire de femmes, pour qui modernité rime avec audace et élégance. Vienne en majesté…
Texte Cécile Balavoine / Photos Hotel Sacher
Trois façades néoclassiques tournées vers l’Opéra, six bâtiments sur l’un des emplacements les plus prestigieux de l’ancienne capitale de l’Empire austro-hongrois… L’Hotel Sacher, comme un condensé de la Vienne d’autrefois, illustre souvent en photo noir et blanc l’un des plus fameux titres de la littérature autrichienne : Le Monde d’hier de Stefan Zweig. Fondé en 1876 sur les ruines d’un théâtre qui, de 1711 à 1870, fut un haut lieu de l’opéra italien, au point qu’Antonio Vivaldi y rendit son dernier souffle, le Sacher a su rester une affaire de famille, et même de femmes modernes. Certes, c’est un homme, Eduard Sacher, fils du pâtissier inventeur de l’« Original Sacher-Torte », peut-être le gâteau au chocolat le plus célèbre du monde, qui fit ériger un premier bâtiment en 1876 pour accueillir un café doublé d’une épicerie, puis un meublé situé en face de l’Opéra construit sept ans plus tôt. À peine est-il marié à Anna Fuchs, fille de boucher et visionnaire, que le lieu devient l’un des hôtels les plus raffinés d’Europe, attirant têtes couronnées, artistes, musiciens et intellectuels.
Après la mort de son époux, en 1892, Anna conserve de haute lutte le titre de « fournisseur de la cour impériale et royale ». Novatrice, elle lève l’interdiction pour les dames d’aller seules au café en créant un « salon des femmes » et construit patiemment sa collection d’art, que l’on admire dans les chambres et boudoirs de cet hôtel feutré où la réception aux tentures cramoisies se cache derrière le minuscule lobby de marbre. Quand Anna s’éteint en 1930, laissant derrière elle son parfum d’extravagante grande dame émancipée fumant force cigares, l’hôtel connaît une période sombre, de sa petite et de la grande Histoire. Un certain Hans Gürtler rachète la maison, la guerre éclate, il est dépossédé mais il finit par reprendre les rênes et conserve le nom de Sacher.
En 1990, et jusqu’en 2014, c’est de nouveau une femme, l’élégante Elisabeth Gürtler, qui incarne l’établissement. Elle le fait entrer dans le prestigieux cercle des Leading Hotels of the World, préside l’illustre bal de l’Opéra, dirige de main de maîtresse un personnel d’environ 300 personnes. « Il est rare qu’un palace de cette envergure reste une entreprise familiale, c’est pourquoi nos employés s’y sentent bien : quand ils pensent ne rester qu’un an ou deux, ils finissent par faire carrière, car ils sont intégrés à la grande famille Sacher », raconte Alexandra Winkler, fille d’Elisabeth, désormais directrice et copropriétaire, avec son frère Georg, de la maison. Cette femme belle, drôle, affable et francophile, et son mari Matthias nous reçoivent dans le « Blaue Bar », le bar bleu, lieu intimiste digne d’un salon sinisant de château baroque. Matthias Winkler fait le baisemain. On s’en étonne. Il répond que c’est une tradition de l’Autriche d’autrefois qu’il a plaisir à faire revivre, et qu’il inculque à ses fils. Les traditions perdurent précisément parce que les lieux se sont bien adaptés au nouveau millénaire. Si Elisabeth Gürtler et Alexandra Winkler ont invité Pierre-Yves Rochon à rénover peu à peu le Sacher, c’est qu’elles l’ont vu s’intéresser à son histoire… et glisser les écrans de télévision dans le piqué des grands miroirs, reposant sur les cheminées des 152 chambres et suites aux doux noms d’opéras, de Figaro à Madame Butterfly.
L’art au Sacher
Le Sacher fait face au musée Albertina, l’un des plus riches au monde, avec ses Dürer et ses Klimt… Gustav Klimt, qui justement fréquentait l’hôtel, car Anna Sacher était une amie des artistes et une collectionneuse. Plus d’une centaine d’œuvres ornent encore le palace, et la collection continue de grandir. En 2009, la famille Gürtler a lancé la Sacher Artists’ Collection : chaque année, une édition limitée de 1 000 boîtes d’Original Sacher-Torte est décorée par un artiste. Dernier en date, en 2023, Georg Baselitz. Pour la belle histoire, l’intégralité des gains est reversée à un projet social.
Article paru dans le numéro 133 d’Hôtel & Lodge.