Les bateaux d’Australis, compagnie chilienne, cinglent vers le cap Horn pour s’ancrer au pied des glaciers interdits à toute autre embarcation. Et dévoiler des terres inconnues. Voyage au bout du monde.
Ushuaïa, port d’embarquement pour cette ultime croisière avant que, fin avril, la glace n’enserre l’eau entre ses pinces monstrueuses. Ushuaïa, pointe septentrionale de l’Argentine. Ville de 50 000 habitants, érigée à la va-vite sur les pentes d’une colline que coiffent les nuages bas. À 17 heures, la nuit enveloppe de mystère le Ventus, dont on devine la masse dominant le port. Dans trois heures, bagages en cabine, exercices de sécurité répétés, pot de bienvenue terminé, connaissance liée avec les autres croisiéristes (150 de 12 nationalités), on lèvera l’ancre. Direction : le cap Horn, première escale, la plus septentrionale.
Au petit matin, après huit heures de navigation, j’aperçois dans la lumière rasante un phare. Celui du cap. Le crépitement du haut-parleur confirme ma vision : « Bonjour, ici le capitaine. Nous approchons de l’île Horn. A priori, les prévisions sont bonnes pour les deux prochaines heures. Embarquement pont arrière dans quinze minutes. » Jamais doudoune, bottes, gants, bonnet ne furent enfilés aussi vite. Premier zodiac. Pas une risée, pas le moindre zéphyr. Un lac aux eaux mordorées lèche l’estacade bringuebalante d’où s’élève un escalier raide et glissant. Seule voie pour escalader les 425 mètres de dénivelé du Cabo de Hornos, atteindre le phare, la chapelle et la lande classée réserve de biosphère par l’Unesco en 2005.
Le capitaine Jaime Iturra, en uniforme, salue un à un ses visiteurs et pose sans sourciller, souriant. Détaché par l’armée pour un an, il veille sur le fonctionnement du phare et assoit l’autorité du Chili sur ce caillou longtemps disputé. Il parle en poète de la flore endémique et des animaux qui distraient sa solitude : manchots, cormorans royaux, dauphins noirs, rorquals. Puis il invite à grimper jusqu’au point culminant, coiffé d’un albatros d’acier de 7 mètres de haut, plié en quatre il y a trois ans par des rafales dépassant les 300 km/h.
Trois heures plus tard, le capitaine nous informe que l’île est devenue inaccessible, blanche d’écume rageuse. Le Ventus, lui, poursuit sa route dans le canal loin des turbulences océanes, vers la baie Wulaia.
On quitte Wulaia pour naviguer à travers les canaux d’un glacier à un autre, accompagné des premières glaces dérivantes. On perçoit, effaré, comme le grondement d’un orchestre de grosses caisses : le son, amplifié par l’étroitesse des canaux, des glaciers craquant sous la poussée de la mer et de la terre. Tandis que sur l’île Magdalena, avant-dernière escale, le chœur rauque des manchots lançant leur cri de ralliement avant de migrer vers des contrées plus douces, au nord, remue les entrailles. Complainte australe qui, après avoir débarqué au Chili, à Punta Arenas, rythme les rêves où surgissent côte à côte caphorniers et indiens Yamanas. On ne revient jamais indemne du bout du monde, bouleversé par ces paysages mouvants et les souvenirs de ces hommes malmenés.
Publié dans Hotel & Lodge numéro 105
Textes : Anne-marie Cattelain-Le-Dû – Photos : Anne-Marie Cattelain-Le-Dû