Venise, l’art de surprendre

Vivre Venise à l’aube, emmaillotée de brume, sur la place Saint-Marc déserte. Vivre Venise au crépuscule, ruisselante de pourpre, sur le Dorsoduro. Et sans résistance, se laisser submerger par sa grâce aquatique.

City guide réalisé par Anne-Marie Cattelain-Le Dû et Céline Baussay

Depuis le 23 avril et jusqu’à fin novembre, la Biennale bat son plein, déversant en vrac visiteurs et œuvres comme l’acqua alta répand ses eaux. Mais rien n’altère la magie. Ni le va-et-vient brouillon de la foule. Ni celui des vaporettos frôlant les gondoles. Ni le hurlement des sirènes policières et financières sur le Grand Canal.

Venise, l’insulaire, ensorcelle, comble de grâce, par tous les temps, à chaque instant. Sa lumière éclaboussant les flots et les façades projette en ombre des décors surréalistes. Ses sons mêlés, métallique des orgues échappés des églises, chuintement sourd de l’eau sur les rames, sifflement aigu de la pie haut perchée, cloches bavardes des campaniles, scandent chaque pas, chaque seconde. L’émotion emballe les cœurs, sans crier gare.


Sur la pointe sud du Dorsoduro, jouxtant le musée de la Collection Pinault, les dômes blancs de la basilique Santa Maria della Salute signalent l’entrée d’un côté de la lagune, de l’autre du Grand Canal.

En entrebâillant, dans le quartier du Rialto, le porche de l’église San Cassiano, où l’on découvre l’une des œuvres les plus saisissantes du Tintoret, La Résurrection de Jésus avec saint Cassian et sainte Cécile, posée dans cet édifice religieux du viiie siècle. En s’imprégnant, face au palazzo Grassi, l’un des musées de la Collection Pinault, des parfums du merveilleux palazzo Malipiero. On se rappelle une rencontre avec Anna  Barnabò, un temps secrétaire de Simone Veil au Parlement européen.

Devenue Vénitienne par mariage, elle cultiva pendant trente ans, avec la complicité de son jardinier, des centaines de rosiers, d’iris pastel, de jasmins odorants, d’arbres de Judée ployant sous leur floraison dans le jardin du palais en surplomb du Grand Canal. Anna aux yeux d’émeraude qui, en 2010, lorsque André Téchiné lui proposa le rôle d’une comtesse dans Impardonnables, d’après le roman éponyme de Philippe Djian, qu’il tournait à Venise, refusa parce que « sa comtesse, aveugle, était privée du plaisir de regarder les roses ». Magie de Venise, l’envoûtante. Un éternel roman que l’on effleure et feuillette lentement, très lentement, pour prolonger le plaisir et longtemps s’en souvenir. AMCLD

La passion de Venise

Trois personnalités pour trois approches de la cité des Doges

Bianca di Savoia-Aosta, comtesse Arrivabene Valenti Gonzaga

La comtesse vit depuis 33 ans au palazzo Papadopoli, près du Rialto : « J’aime ce village, le plus beau du monde parce que c’est le mien. Celui où, que vous alliez travailler, chez le médecin, à la plage, à l’école, vous marchez entre des bâtiments remarquables et admirez les œuvres de milliers d’artistes. Tout ici est beauté, avec en point d’orgue la Basilica et la Scuola Grande di San Rocco. En avril, le parfum des glycines vous enivre, en mai celui des pittosporums, et l’été, celui de la lagune. Je ne pourrais plus vivre ailleurs, j’aime notre palais, confié au groupe Aman pour le sauvegarder, mais où nous habitons toujours dans les étages supérieurs. » AMCLD

Olivier Masmonteil, peintre

« Lorsque le St. Régis, 5-étoiles de luxe sur le Grand Canal, m’a sollicité pour réaliser des fresques et des tableaux exclusifs, j’ai songé à Claude Monet qui y avait séjourné et aux artistes emblématiques de la ville. J’ai choisi les quatre allégories du Tintoret pour le Grand Salon, et pour les suites, San Giorgio Maggiore, que Monet a peint. J’ai séjourné dans la même chambre que lui, saisi par l’intemporalité, la lumière. Venise, épicentre de l’art, nimbée d’or, est éternelle. Qui vient à Venise ne peut manquer les Gallerie dell’Accademia, San Giorgio Maggiore, le palazzo Ducale, Santa Maria della Salute. » AMCLD

Servane Giol, écrivaine

Auteure de Soul of Venise, guide des 30 meilleures expériences (éditions Jonglez), Servane ouvre les portes des lieux les plus confidentiels, conte l’histoire de personnalités comme Giorgia Boscolo, la seule gondolière. « Venise vaut d’abord par ses habitants courageux, des marins, des commerçants internationaux. Vivre à Venise, c’est affronter les intempéries, marcher malgré la pluie, le vent, le soleil, faire preuve de résilience. Pour mieux l’appréhender, je conseille de visiter les îles de Torcello, Burano, Murano, l’atelier du créateur emblématique Mariano Fortuny y Madrazo. Et de lire Au-delà du fleuve et sous les arbres d’Hemingway, roman écrit ici, mais aussi, Venise, vie-xxie siècle, d’Élisabeth Crouzet-Pavan, aux éditions Belin. » AMCLD

Ca’ di Dio, la forza del destino

De l’accueil des pèlerins au XVIe siècle puis des femmes en difficulté, la résidence ancrée dans le quartier de l’Arsenal prône avant tout l’hospitalité.

57 chambres et suites avec vue, soit sur les cours intérieures, soit sur le bassin de Saint-Marc, l’île de San Giorgio Maggiore, les canaux.

Comment ne pas songer à l’opéra de Verdi, La forza del destino, lorsque l’on sait l’histoire de ce long bâtiment encerclant trois cours ? Érigé au xvie siècle dans le quartier de l’Arsenal, désormais cœur de la vie culturelle, la Case di Dio – son nom d’origine – eut pour vocation première d’héberger et restaurer les pèlerins en route vers Rome et vers la Terre sainte.

Plus tard, les femmes indigentes et maltraitées y trouvèrent refuge. Logique, dès lors, que le groupe VOIhotels, réputé pour son sens de l’hospitalité, jette en 2017 son dévolu sur ce lieu pour ajouter un boutique-hôtel à sa nouvelle collection, V Retreats, de 5-étoiles dédiés aux amateurs d’art, d’histoire et de culture italiens.

En lieu et place de l’ancienne église, le lounge est illuminé par un lustre artisanal de 14 000 cristaux en verre signé LP Murano Glass Factory.

Pour enchanter les pierres sans trahir l’esprit des lieux, imaginer 66 chambres dont 57 suites, deux restaurants, un bar et un spa signé The Merchant of Venice, la designer Patricia Urquiola s’imprégna des couleurs de la ville et de la lagune. Elle s’attacha les services des plus belles maisons italiennes : tissus Rubelli, lustres et appliques en cristal soufflé à la bouche de LP Murano Glass Factory.

Tandis qu’en parallèle, les promoteurs du projet planchèrent sur la réduction de l’impact écologique du Ca’ di Dio avec, entre autres, un système de climatisation utilisant l’eau de la lagune, réduisant de 20 % la consommation d’énergie et de 110 tonnes par an les émissions de dioxyde de carbone.  AMCLD

Venice Venice Hotel, l’intrigant 

Voué à l’art, en relation avec la Biennale, les salons avant-gardistes, les expositions d’art contemporain, ce 5-étoiles flanqué sur le Grand Canal cultive le secret. Sa politique : pour savoir, entrer, se laisser transporter, s’imprégner du lieu.

Lors des événements artistiques, comme la Biennale actuellement, Venice Venice ouvre au-dessus du Grand Canal une terrasse éphémère avec bar et restaurant

Au début des années 2000, Alessandro Gallo et Francesca Rinaldo, son épouse, Vénitiens d’origine, lancent Golden Goose, prêt-à-porter mélangeant les codes street art, punk et vintage. Un vestiaire sophistiqué aux vêtements et chaussures bien conçus et confortables. Succès quasi mondial, Golden Goose devient iconique. Ses fans s’arrachent les sneakers pailletées et les joggings étoilés, « emballés » dans un storytelling bien ficelé.

Living-room d’une des plus belles suites, qu’ici on se refuse à qualifier de senior, prestige ou ducale.

Vingt ans plus tard, Alessandro et Francesca lancent, avec une bande d’artistes complices, un hôtel pas comme les autres, Venice Venice. Avec, de nouveau, une démarche marketing, le sens de la formule et la fibre créative : dingo mais beau.

Pour donner jour à son projet, le couple choisit deux palais mitoyens, le Ca’ Dolfin et le Ca’ da Mosto, datant du xiiie siècle, de style vénéto-byzantin, l’un des plus beaux du Grand Canal, près du Rialto. « L’idée était d’imaginer ce lieu comme une passerelle entre le passé et le futur, d’inventer le Venise à venir, en respectant son patrimoine. » Engagement tenu. Qui choisit Venice Venice séjourne entre des murs bâtis pierre à pierre par des artisans il y a 700 ans.

Privilège des palais vénitiens, leurs toits-terrasses, dissimulés aux regards, bien agréables pour prendre un verre le soir.

Émouvant ! Les statues religieuses du xve siècle flirtent, sans risque d’excommunication, avec des œuvres impies du xxie. Les chambres, surdimensionnées, révèlent toutes Venise sous un angle hallucinant. Le bar et la terrasse éphémères, inaugurés pour la Biennale, ne désemplissent pas. Y dînent, au coude à coude, dans une ambiance joyeuse, tamisée, artistes underground, banquiers, aristocrates curieux venus de leur palazzo voisin.

Olivier, Parisien cinquantenaire, propriétaire depuis peu d’un palais proche du Venice Venice, s’y attable chaque soir : « C’est Brooklyn à Venise, avec cette formidable terrasse au-dessus du canal, à deux pas du Rialto. On se régale et on s’amuse. » Tenue par la promesse faite, on ne révélera ni le nom du chef, ni le nombre de chambres. On se contentera de déclamer, comme les propriétaires, ce vers de Joseph Brodsky, poète russe, prix Nobel de littérature en 1987, condamné à l’exil, mort aux États-Unis : « Le ciel fut soudainement obscurci par l’arche en marbre d’un pont, avant que la lumière ne triomphe sur le Rialto. »  AMCLD

Baglioni Hotel Luna, traverser les siècles

Tout premier hôtel de Venise, et l’un des plus proches de la place Saint-Marc, le Baglioni Hotel Luna vient de s’offrir une nouvelle jeunesse tout en conservant son cachet historique. Tout l’art d’être à la fois éclectique et harmonieux… 


La suite Tiziano, au style vénitien classique. Sur toute sa longueur, les baies vitrées dévoilent la lagune.

Grandeur et discrétion… Le Baglioni Hotel Luna occupe un palazzo et son annexe en bord de canal, au plus près de la place Saint-Marc. Il a été bâti au xiie siècle pour héberger les Templiers, ce qui en fait le premier lieu d’hospitalité de la Sérénissime. Son âge d’or a débuté au xviie siècle, comme en témoignent les fresques réalisées par l’école de Tiepolo, toujours visibles au plafond du salon Marco Polo, autrefois salle de bal. Là même où les actuels clients du 5-étoiles de 91 chambres et suites, membre de Leading Hotels of The World, prennent aujourd’hui leur petit déjeuner…

Coup de génie de l’architecte Federico Spagnulo, le nouveau bar à cocktails, exception contemporaine, semble flotter sous une impressionnante hauteur sous plafond. Celle d’une ancienne église…

Depuis 15 ans, le groupe hôtelier Baglioni confie ses principales ouvertures et rénovations, de Budapest à Londres en passant par Dubaï, à Spagnulo & Partners. Y compris à Venise : le studio milanais a d’abord redécoré deux des suites signature, en respectant leur style classique, dont la suite Giorgione en duplex, avec sa vaste altana, la traditionnelle terrasse en bois, à la vue spectaculaire.

Et tout récemment, il vient de restructurer et aménager l’entrée de l’hôtel, le lobby, le restaurant bistronomique (qui complète le gastronomique supervisé par le chef étoilé Claudio Sadler) et le futur spa Insìum, toujours dans un esprit vénitien, mais plus contemporain, parant de nouveaux habits ce lieu millénaire.

Autrefois, on venait danser sous les plafonds richement décorés du salon Marco Polo. Aujourd’hui, c’est là qu’est disposé le buffet du petit déjeuner.

Dans l’entrée, d’anciens lustres de Murano éclairent les fauteuils aux formes voluptueuses et le desk très graphique de la réception, en pierres d’Istrie et laiton bruni, œuvres de Federico Spagnulo et son équipe. Le bar, à l’emplacement d’une église (le bénitier toujours en place en témoigne), conserve son allure de cathédrale, avec ses hauts plafonds, et joue les contrastes entre l’étonnant comptoir ovale en cuivre et métal incurvé, comme en flottaison, et les balcons en mezzanine, les stucs vénitiens, le parquet Versailles au sol.

Federico Spagnulo a su exploiter tout le cachet de la suite Giorgione, en duplex, avec sa terrasse privée au-dessus des toits.

Dans les salles de bains, le marbre de Carrare gris clair dialogue avec la pietra grey, anthracite, beaucoup plus actuelle. « Nous avons dessiné et fait fabriquer à Venise tout le mobilier, et repris des techniques et des matériaux anciens, surtout des xviiie et xixe siècles, par exemple les tissus d’ameublement en soie et velours, broderies et fils d’or de la maison Rubelli ou les céramiques en verre fabriquées à la main par la manufacture Orsoni, souligne Federico Spagnulo. Nous avons cherché à comprendre et à respecter le contexte culturel, historique, l’environnement de l’hôtel, avant d’y créer un mix d’influences, d’époques… à l’image de la ville elle-même. » CB

Venise confidentielle

Entre artisanat et culture, découvrir un autre visage de Venise, authentique.

Luigi Bevilacqua, soyeux tisserands 

Seul atelier de tissage à la main encore en activité à Venise, utilisant des métiers à tisser datant du xviiie siècle, la maison Luigi Bevilacqua est dirigée par la quatrième génération de Bevilacqua. Grâce à son savoir-faire et ses archives, l’atelier réalise sur mesure les plus beaux tissages en velours de soie et les plus exclusifs du monde pour les décorateurs et les grandes maisons, notamment Dior. 

Domus Orsoni, petits carrés colorés

Le plus vieux four artisanal de mosaïque au monde, le seul encore en activité à Venise depuis le xixe siècle, perpétue les techniques du fondateur Angelo Orsoni qui, lors de l’Exposition universelle de Paris en 1889, connut un franc succès en présentant son nuancier de pâtes de verre. L’atelier conserve dans sa « bibliothèque » murale les échantillons des teintes déclinées depuis 150 ans. Outre ses réalisations contemporaines, Orsoni restaure émaux et mosaïques des bâtiments historiques : basilique San Marco, Sacré-Cœur de Montmartre, hôtels particuliers Art déco du Bund à Shanghai… et niche en ses jardins un ravissant bed & breakfast réservé à celles et ceux qui souhaitent suivre la formation « master in mosaic ». 

Fondazione Prada, un bel écrin

Après 10 ans de restauration minutieuse du palazzo Corner della Regina, construit au xve siècle, repris au xviie, la Fondation Prada organise depuis un an des expositions d’art contemporain dans ce lieu à l’architecture splendide. La visite vaut aussi pour le bâtiment. Dans le cadre de la Mostra, l’exposition « Human Brains: It Begins with an Idea » vient de démarrer et se tient jusqu’au 27 novembre.

Fondazione Berengo, le renouveau

Un atelier de verre soufflé à Murano, deux fois centenaire, des expositions d’œuvres d’artistes rares, des créations sur mesure… en revenant dans sa ville natale, Adriano Berengo, longtemps professeur de littérature aux États-Unis, a insufflé un vent de renouveau et d’authenticité à la verrerie souvent galvaudée de Murano. 

Rubelli, matière à décorer

Créée en 1889, la célèbre maison d’art textile propose des visites guidées en tout petit comité dans ses incroyables archives à l’étage de la Ca’ Pisani Rubelli. On y admire ses collections de tissus, présentes dans les plus beaux hôtels de Venise (Gritti Palace, Danieli, Aman) et d’ailleurs (La Réserve Paris, l’Adlon à Berlin…), qui toutes racontent une histoire, une époque, un savoir-faire. 

City guide paru dans le numéro 122 d’Hôtel & Lodge

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