Aucune autre ville ne mêle si intimement le divin au trivial. Aucune autre ville ne marie sur chaque place, dans chaque rue, au cœur de chaque palais, les. dieux, les hommes et les statues de pierre. Naturellement. Inexorablement.
Texte Anne Marie Cattelain Le Dû
Qu’on soit pratiquant ou athée, théologien ou indifférent à la légende de Romulus et Rémus, on se laisse happer par la ville aux sept collines. Depuis l’Antiquité, loin de devenir un musée à ciel ouvert, sans autre vie que celle, impalpable, des dieux, elle a déjoué les pièges de l’apothéose, de la déification, de la dictature, de la guerre civile. Rome, entre le Colisée, le Panthéon, le Vatican, la fontaine de Trévise et la Villa Borghèse, pour ne citer que quelques-uns de ses symboles forts, cultive l’art de vivre et de vivre bien, de la créativité entre stylistes de mode, designers, acteurs culturels et chefs, même si Michelin, peu hardi, n’y distingue qu’un trois étoiles, La Pergola. Le plaisir de la table niche ailleurs, dans les traditionnelles trattorias inscrivant à leur menu des mets romains arrosés de Nzú, vin bio cultivé dans un petit village non loin de la capitale. À déguster dans une ambiance plus que joyeuse.
La ville aux mille clochers déroule ses quartiers, où les plus grands réalisateurs italiens ont posé leur caméra. Ainsi, sur la rive gauche du Tibre, à Trastevere, désormais fief de la branchitude urbaine, on plonge dans l’univers du Voleur de bicyclette de Vittorio de Sica, du Roma de Federico Fellini et du To Love with Rome de Woody Allen. À plus d’un demi-siècle de distance, ils ont succombé aux charmes de cette enclave longtemps populaire, carré VIP désormais. Pour apprécier la gouaille des habitants « historiques », nouer la conversation à l’heure de l’aperitivo, on s’accoude au Caffè San Calisto avec sa myriade de crucifix et autres bondieuseries en fond de décor avant de dîner au tout aussi populaire Prosciutteria Cantina Dei Papi, à la carte mixant énormes planches à partager et plâtrées de pâtes maison relevées de produits régionaux. Fort à parier qu’un habitué vous initiera aux mystères des lieux.
Rome est un puzzle, une juxtaposition de styles, d’ambiances, où deux « classes » se partagent le terrain, l’immobilier ayant flambé, repoussant les moins bien lotis au-delà de ses frontières. D’une part, l’alta classe, celle des fortunés, promenant nonchalamment leurs silhouettes évanescentes de bals en vernissages, ne jurant, pour leur dressing, que par le presque nonagénaire Giorgio Armani, le jeune Andrea Brocca et, pour relever leur mise, Bulgari. De l’autre, la classa media fashion, curieuse, ambitieuse, soucieuse de bousculer les lignes, de valoriser des quartiers « méprisés » comme celui, par exemple, de San Lorenzo.
Rome chantée, peinte, sculptée, mise en mots depuis des siècles. Rome qu’on parcourt avec, à portée de regard, Promenades dans Rome de Stendhal, publié en 1829. L’écrivain y compte et conte trois villes : la Rome romaine, celle des fouilles, en éternel chantier, la Rome papale, du Vatican mais aussi des musées, des églises, des boutiques, des bars, de la vie quoi… et la Rome capitale, étatique, un rien à la dérive. Laissons à Stendhal ce qui est à Stendhal, jouissant à 100 % de Rome la divine, l’unique.
Six Senses Rome, au-delà des murs
Une façade rococo fermant, avec l’église, la discrète Piazza di San Marcello, que longe en l’ignorant la Via del Corso, avenue courant de boutique en boutique. Adresse confidentielle signée Six Senses.
Rien ne laisse deviner que, depuis quelques mois, un hôtel 5-étoiles redonne ses lettres de noblesse au Palazzo Salviati Cesi Mellini, bâti au xve siècle par une famille aristocratique. Pas de terrasse extérieure, pas de signes d’appartenance, pas de musique s’échappant de fenêtres invisibles. Rien. D’où, le seuil franchi, l’étonnement de découvrir, au-delà de la réception, sous les hauts plafonds, à gauche un escalier en marbre parfaitement restauré desservant un dédale de couloirs conduisant aux 96 chambres et suites, et à droite, sous une verrière design, bar et restaurant se projetant vers l’extérieur. Plus surpris encore, quelques pas esquissés, de surplomber à travers une dalle vitrée une crypte originelle avec une statue de la Vierge et des fonts baptismaux. Ainsi s’écrit l’histoire souvent chahutée des demeures particulières : celle-ci fut, après ses heures de gloire et ses chapitres familiaux, théâtre, cinéma, banque, parking, avant que, une fois barricadée, la poussière maquille ses statues et macule ses murs.
Séduit par ses proportions et sa situation remarquable au cœur de la ville, à deux pas de la fontaine de Trévise et du Forum, le groupe tentaculaire IHG, propriétaire de la marque Six Senses, a choisi d’y implanter son opus romain. Confiant sa résurrection à Patricia Urquiola, designer star espagnole vivant à Milan. La décoratrice, entre matériaux traditionnels – travertin, cocciopesto, pierre broyée utilisée fréquemment par les artisans locaux –, teintes puisées dans la palette des palais – terracota, bronze, rose sombre, jaune éteint – et textiles sobres, a réveillé les pierres endormies. Invitant les hôtes à s’emparer des lieux, des bains romains, cœur du spa avec leurs trois bassins, le caldarim (chaud), le tepidarium (tiède) et le frigidarium (froid), jusqu’au Notos, bar terrasse panoramique semé d’herbes folles ponctuées de poteries où s’épanouissent des plantes de collectionneur. Observatoire à 360° des toits où, la nuit tombée, les lumières trahissent la vie des habitants, avec en toile de fond le Quirinal et, se découpant en ombres chinoises sur le ciel, des dizaines de clochers et de dômes.
Soho House Rome, à l’image de la ville
Convivial, décalé, culturel, joyeux, le Soho House romain, à l’opposé de son frère parisien, latin comme lui, qui peine à trouver ses marques, reflète l’esprit de la capitale italienne.
Gagné, greffe prise ! Pourtant rien, a priori, ne semblait acquis. Personne ne pariait une cacahuète sur le pouvoir d’attraction de ce Soho House. Immeuble de dix étages moche, sans grâce, des années 1970, quartier en devenir, loin du centre, San Lorenzo, difficile d’accès si ce n’est en deux-roues. Qu’allait faire en cette galère Nick Jones, « the Boss » ? Son instinct de fin limier l’aurait-il pour une fois égaré ?! Non, n’en déplaise aux esprits chagrins, Soho House bat son plein, soir après soir. Impossible de le zapper si on veut vibrer au rythme des Romains. Du deck de la piscine extérieure perchée au dernier étage, on est d’abord subjugué par la vue sur la ville, sans conteste la plus intéressante. On est ensuite séduit – car qui dit Rome dit cinéphile – par la programmation de sa salle de cinéma vintage ; puis transporté par l’ambiance électrique du Cecconi. Pas nécessairement par le menu, où les salades burrata, pêche rôtie, piment doux luttent avec les spaghetti « alla Gricia » courgettes et pecorino, et la pannacotta au pop-corn et caramel salé avec la tartelette à la ricotta et aux griottes, mais par l’atmosphère, le ballet désordonné des serveurs, la volubilité des hôtes, les rencontres spontanées, improbables. Tout le monde s’apostrophe, s’interpelle, s’embrasse. Untel connaît Untel, qui connaît Unetelle. Les liens se tissent, les lendemains s’inventent, d’une invitation à l’autre.
Et avant que l’aurore teinte l’horizon de rose, on s’effondre sur le canapé arrondi en velours de sa chambre, l’une des 49 du Soho. Chambre plus que parfaite, literie grand confort, amenities Cowshed, peignoirs douillets, cookies mi-craquants, mi-fondants. Pour enfourcher, après un excellent petit déjeuner, la Vespa vert amande et rejoindre au Caffè Sant’Eustachio ses nouveaux amici. Puis partir, bras dessus, bras dessous, explorer la Rome qui ne se livre qu’à travers ses habitants, une Rome quotidienne, d’atelier de couturier en studio de designer, de refuge d’auteurs en devenir à la loge d’une diva, des cuisines d’un chef à la bibliothèque patrimoniale de l’église Saint-Louis-des-Français, riche de plus de 30 000 ouvrages dont une étonnante collection du Nouveau Mercure Galant, mensuel qui, au xviie siècle, colportait tous les potins mondains. Aussi précieuse que les trois Caravage du chœur, narrant des épisodes de la vie de saint Matthieu.
4 adresses pour dormir, avec ou sans étoiles
Rome sort de sa torpeur hôtelière, multipliant les ouvertures et les propositions originales. Nos quatre preferiti.
01 – VILLA MÉDICIS
Sans être pensionnaire, en réservant deux mois à l’avance au moins, à vous l’une des six chambres historiques des anciens appartements des Médicis, récemment scénarisées par India Mahdavi. La designer a composé avec les décors Renaissance de Jacopo Zucchi et le mobilier dessiné en 1965 par Balthus. 70 m2 tout confort avec vue sur la ville ou les jardins. On peut aussi booker une des chambres dites « passerelles », qui, dans les deux ans à venir, vont être réaménagées par des architectes et artisans
d’art internationaux.
02 – CASA MONTI
Cocorico, une fois de plus. Le groupe français Leimotiv, après La Fantaisie à Paris, ouvre dans le quartier historique de Casa Monti un boutique-hôtel 5-étoiles de 26 chambres et 10 suites. Laura Gonzalez, décoratrice française très en cours auprès des millenials, l’a pensé, selon ses mots, « comme un repère d’artiste, une maison romaine à l’atmosphère intimiste, raffinée, végétale et poétique ».
03 – BULGARI HOTEL ROMA
Troublant ! Inauguré en juin dernier sur la Piazza Augusto Imperatore, ce Bulgari Hotel ressemble comme un jumeau à son frère parisien de l’avenue George-V, côté hébergement avec ses 114 chambres et suites aux meubles d’éditeurs, côté spa avec ses jeux de céramiques, côté restaurant avec le chef trois étoiles, Niko Romito. Comme à Paris, c’est le duo Antonio Citterio et Patricia Viel, du Studio ACPV Architects, qui l’a conçu, le pimentant d’une touche d’élégance et d’insolence italiennes.
04 – J.K. PLACE ROMA
Patienter jusqu’à l’été pour louer l’un des 15 appartements du J.K. Residence Club, Via dei Prefetti, dans un bâtiment du xviie siècle. Restaurant, salle de sport ultra-équipée, salon privé seront à disposition des membres du club comme des hôtes de l’hôtel J.K. Place Roma, à cinq minutes à pied. En attendant, on réserve une des 27 chambres et une table dans ce charmant Leading Hotels of The World qui, depuis son ouverture, enchante les esthètes.
Shopping victim, 4 lieux de tentation
Tentation permanente pour les fans de mode, les fondus de design, les épicuriens. Expédition boutiques.
01 – GLACIER GIOLITTI
Souvenez-vous d’Audrey Hepburn savourant une glace dans Vacances romaines. Une glace de la famille Giolitti qui, depuis 1890, turbine et, année après année, propose de nouveaux parfums – presque 100 désormais. C’est dans le salon d’origine Via degli Uffici del Vicario qu’il convient de les acheter, voire de les déguster si on les choisit en coupe et non en cornet. Valeurs sûres : le sorbet au citron de Sorrente et la glace onctueuse à la pistache de Bronte.
02 – VOLPETTI
La première chose qui frappe dans cette épicerie fine ayant pignon au 32 de la Via della Scrofa depuis 1870, ce sont les odeurs mêlées de jambon, de fromage, de truffe, de saumure… Un vrai garde-manger pour gourmands assumés. Tout est bon, tout est italien. Et l’accueil à la hauteur, souriant, patient, didactique. On rentre pour acheter quelques tranches de prosciutto di San Daniele affiné à la perfection et une part de pecorino, on ressort avec cinq kilos de « délicatesses » qui embaumeront la valise pendant des lustres.
03 – GALLERIA ALBERTO SORDI
À cinq minutes à pied de la fontaine de Trévise, transformée en mall commercial en 2003, la Galerie Colonna, rebaptisée Galleria Alberto Sordi, mérite qu’on s’y attarde. Cette merveille architecturale typique du baroque italien fin xixe regroupe désormais enseignes de luxe, cafés, restaurants, mais aussi espaces d’exposition, galeries d’art. Tout en un en quelque sorte, comme la Samaritaine à Paris.
04 – RINASCENTE
Dans son nouveau flagship design de 14 000 m2, Via del Tritone, l’enseigne milanaise mélange les genres. Culture, mode, art de la table, gastronomie de haute volée cohabitent harmonieusement. Ici, nombre de marques sont proposées en exclusivité, et les performances d’artistes, les expositions, font mouche dans le Palazzetto, édifice du xxe siècle, partie intégrante de l’ensemble. Avec, en sous-sol, un site archéologique datant de l’an 19 avant Jésus-Christ, l’Aqueduc de l’Acqua Vergine, qui alimente toujours les fontaines, entre autres celle de Trévise.
Ils sont fous ces Romains… de leur ville !
Avec poésie, émotion, enthousiasme, ils content les couleurs, les parfums, la gaieté, les saveurs de Rome. Chacune et chacun révélant son coin secret, son adresse pépite.
MARTA STRATI
Directrice générale du J.K. Place Roma
Romaine de naissance ?
« Non, j’y suis venue la première fois il y a 20 ans pour travailler. Et j’ai été foudroyée par sa beauté, son dynamisme, son histoire. J’entretiens une relation karmique avec Rome. J’ai l’immense privilège de diriger, depuis quatre ans, le J.K, mon hôtel préféré, une oasis de paix dans la frénésie romaine qui va bientôt s’enrichir de quelques résidences. »
Romaine à jamais ?
« Qui peut le dire ! J’ai eu envie de quitter Rome, de tourner la page avant que J.K me fasse signe. Odi et amo(« j’aime et je hais », Ndlr), cette formule résume bien mon état d’esprit et celui de beaucoup de Romains vis-à-vis de leur ville, parfois si déconcertante, si énervante. Mais Rome reste l’élue de mon cœur. En 20 ans, je l’ai vue évoluer, changer, conservant ses charmes si particuliers, son énergie positive, sa capacité à relever les défis quels qu’ils soient. Avec l’envie réaffirmée en matière d’hôtellerie d’accéder à l’Olympe, de rivaliser avec les plus grandes capitales comme Paris.
BETTA BERTOZZI
Ex-directrice de création à la télévision, devenue par passion exportatrice, vers la Grande-Bretagne, des meilleurs produits de la gastronomie italienne
« J’aime Rome pour ses levers et couchers de soleil, ses dimanches aux petits matins silencieux, quand la ville n’appartient qu’aux mouettes et aux chats. J’aime ramer vers le château Saint-Ange, le visualisant du bateau tel un tableau de Michel-Ange ou du Caravage. J’aime Rome, quand la pluie cire ses pavés et que la lumière joue sur le travertin. J’aime Rome avec ses restaurants cachés dans les cours ou, au contraire, ouverts sur de merveilleuses places où il y a toujours un musicien, un artiste qui joue. J’aime les banlieues romaines et leurs dialectes qui font trébucher l’italien. J’aime l’été, Trastevere et l’île Tibérine, lorsque les voix s’échappent par les fenêtres surprenant l’oreille des passants. J’aime les thermes de Caracalla qui transportent aux temps glorieux de l’Empire, les Forums impériaux et la Via Sacra, qui nous immergent dans la Rome éternelle. »
GIUSEPPE FANTASIA
Journaliste culture à Il Foglio, collaborateur art de vivre, mode à L’Espresso, Elle Déco et Marie-Claire
« J’habite à Monti Parioli, quartier à la mode depuis les années 1950. Près de chez moi, je flâne Villa Balestra, parc que peu de personnes, même les Romains, connaissent. Idéal pour courir tôt le matin, prendre un aperitivo au coucher du soleil quand la ville rougeoie. J’aime aussi me balader à l’Esquilin, multiethnique et multiculturel. À quelques pas de la Piazza Vittorio, sur Piazza Dante, entre un petit parc et le somptueux siège des services secrets italiens, niche Casadante, resto-bar parfait pour dîner, choyé par Alino Campanozzi, roi des restaurateurs romains. À midi, je fonce au Caffé delle Arti, dans mon musée préféré, la Galleria Nazionale. Et le soir, si je suis seul, direction Soho House, à San Lorenzo. Entre salon de lecture, salle de cinéma, piscine, salle de sport, je suis assuré de rencontrer les personnes les plus intéressantes de la capitale avant de dîner d’un plat de pâtes ou d’une pizza au Cecconi. »
Article paru dans le numéro 132 d’Hôtel & Lodge.