Mirage ? Illusion d’optique ? Dans le nuage de poussière soulevé par un troupeau d’éléphants en goguette se devine, incongru, un cottage anglais posé sur une pelouse tirée au cordeau. Bienvenue au Singita Castleton, en Afrique du Sud.
Texte Anne-Marie Cattelain-Le Dû
L’impression étrange que quelque chose cloche, que le décor est irréel ou pour le moins saugrenu. Le cerveau, ébranlé par les 90 minutes de vol depuis Johannesburg rythmées par le ronronnement métallique des hélices du Cessna de Federal Airlines, puis chahuté par les soubresauts du 4×4 sur la piste desservant le petit aérodrome, refuse de se connecter. Pour ajouter à la confusion, une lionne décatie longe à pas comptés les berges de la mare, au plus près de la propriété. On se croirait dans un remake d’Alice au pays des merveilles.
La poignée franche de Luke Bailes, PDG, fondateur de la Collection Singita, et son accueil spontané remettent les idées en place. Oui, Castleton, du nom d’un village du Derbyshire, comté du Royaume-Uni, est bien un des lodges de Sabi Sand, réserve privée de 65 000 hectares : « C’était la maison de famille, construite sur les terres acquises par mon grand-père en 1925. Une demeure où nous nous retrouvions pour passer les vacances. En 1993, lorsque j’ai fondé Singita, sur les propriétés fermières de mes ancêtres, j’ai naturellement souhaité qu’elle entre dans la collection. Le contraste entre l’atmosphère douillette, enveloppante, de Castleton, et l’ambiance “struggle for life” (« lutte pour la vie », Ndlr) de la savane alentour m’émeut, me rappelle mon enfance. J’ai veillé à préserver son style, sa décoration : meubles anciens, cotonnades fleuries, service de porcelaine, argenterie, cristal. Le soir, les hôtes se retrouvent pour l’apéritif, soit au salon, soit autour du feu sur la pelouse, avant de partager le dîner en terrasse ou dans la salle à manger. »
Conversation brusquement interrompue. Daniel, le ranger, costaud aux yeux bleus, sonne le rappel. Guépard signalé en chasse dans le terrain à découvert à quelques mètres de Castleton. Sur les lieux du « crime », on assiste éberlués au déchiquetage d’une jeune antilope impala. Les dents du fauve fouaillent son abdomen, croquent son arrière-train, dans un bruit lugubre d’os broyés. Soudain, le guépard se fige, puis déguerpit à vive allure. La vieille, très vieille lionne décharnée entrevue à notre arrivée trottine d’un pas de sénateur vers le cadavre ensanglanté. Le guépard n’a pas mesuré son état de décrépitude, son incapacité à l’affronter, il a lâché sa proie, sans combattre.
Quelle scène d’introduction à l’heure incontournable du tea time avant de gagner la brousse pour un premier safari sous la lumière franche du soleil printanier soulignant la végétation froissée par le passage de quelques bêtes et les empreintes insouciantes gravées dans le sable. À l’avant du 4×4, Vusi Nkhos, le traqueur, déchiffre, interprète ces indices, yeux et oreilles aux aguets. Pas de doute, un léopard rôde dans les parages. Chut ! On avance en silence, stoppés net par une tribu de lionnes affalées sur le sable chaud de la piste. Quelques minutes d’observation muette de la famille, nommée Mhangeni par les rangers de la réserve, avant de reprendre la traque. Froissement de feuilles, craquement de branches. Sous le couvert, le prince des félins, gracieux, ondule entre les arbres avant de débouler, à découvert. Jumelles braquées, Daniel l’identifie : « C’est Xipuku, fantôme en dialecte xitsonga, celui qu’on devine mais qu’on ne voit jamais, pas plus que sa femelle Mobeni. Cette année, je les ai croisés une fois. Les léopards sont les seuls félins auxquels nous attribuons un prénom personnel après avoir repéré les taches en forme de point situées au-dessus de la moustache. Leur nombre et leur forme diffèrent pour chaque individu, leur tenant lieu de carte d’identité. Deux taches de chaque côté, bien rondes et bien sombres pour Xipuku. Mais qu’on ne s’y trompe pas, ces bêtes demeurent sauvages, non baguées, non équipées de collier radar, comme dans certaines réserves. Dans le Sabi Sand, l’expertise des guides et des traqueurs, leur patiente observation autorisent à les débusquer sans violer leur territoire. »
Les rayons s’éteignent, l’humidité s’élève en volute. Dernière pause pour trinquer dans la brousse de quelques bulles autochtones avant de regagner le lodge. De la cuisine s’échappent les parfums des légumes du jardin qui mijotent, de la viande qui grésille sur le gril, du gâteau caramélisant au four. Jamie, la jeune sommelière, propose de déguster et découvrir quelques beaux crus sud-africains, avant de s’attabler. La nuit profonde, à 21 heures seulement, invite déjà aux rêves, à l’esquisse d’un lendemain aux allures d’arche de Noé.
Docteur nature
Ne pas se fier aux apparences. Malgré ses prénom et nom français hérités de ses ancêtres dont il sait peu de choses, Jacques Rousseau est 100 % sud-africain, incapable de comprendre la langue de Molière. Attaché à sa terre natale, il dirige, secondé par 36 personnes, le service Environnement et Conservation des Singita du Sabi Sand : « Mon souci, sensibiliser, transmettre mon savoir. » Ainsi, chaque année, Jacques accueille, avec l’aide financière du gouvernement, 12 apprentis qui prêcheront à leur tour la bonne parole : « Tout est important, la régulation des eaux de pluie pour éviter la pénurie en période de sécheresse, l’approvisionnement le plus local possible, la gestion des déchets, la lutte contre le braconnage, la protection de la flore, de la faune, des grands fauves aux insectes sans lesquels les oiseaux et les poissons périraient. Nous sommes dans un écosystème fragilisé, à nous de freiner sa dégradation et de le réparer. »
Mademoiselle vins
À peine 30 ans et une passion assumée pour le vin. Jamie-Leigh Overmeyer, une fois diplômée en viticulture et œnologie de l’université de Stellenbosch, a été vigneronne cinq ans avant de devenir sommelière, responsable des très belles caves des Singita, partageant ses coups de cœur avec poésie et gourmandise. Comme ces trois flacons qui résument le savoir-faire des viticulteurs d’Afrique du Sud : « Cap Classique » 2020, de Wetshof, blanc de blancs à la hauteur, osons le dire, d’un excellent champagne brut ; Pinotage « Kanonkop » 2010, un grand vin rouge où dominent le pinot noir et le cinsault (dit aussi hermitage), soyeux, rond ; et Miles Mossop « Max » 2009, un millésime rare, puissant, comparable à un grand cru de Bordeaux.
Article paru dans le numéro 132 d’Hôtel & Lodge.